mandhyl.net
Vol de l'Aéro-club au-dessus de Dijon
Reymond. Le ballon « Aéro-club » dans le ciel de Dijon. La Vie au grand air, n° 27, 18 mars 1899

De Paris au golfe de Fos en ballon

Il y a bien longtemps, mon cher père a eu la chance de rencontrer dans un monastère breton un pionnier de l’aéronautique. Fort de ses souvenirs, c’est bien naturellement qu’il entreprit l’idée de retracer sa biographie et de contribuer à une nouvelle page Wikipédia.

Alors que je lui prêtai main forte dans le choix des paragraphes à sourcer, j’ai découvert sur Gallica le récit d’un voyage en ballon, record de distance en son temps, effectué en septembre 1899 par Maurice Farman et Gustave Hermite. Enthousiasmé par cette lecture, je vous en propose ici la retranscription. C’est aussi pour moi l’occasion d’un exercice typographique.


Le voyage

Notre voyage avait cette fois-ci un double but. D’abord faire une série de nouvelles observations scientifiques, surtout au point de vue des courants, et ensuite tenter de conquérir la « Coupe des Aéronautes ». Pour assurer autant que possible la réussite de notre entreprise, nous avons choisi un ballon tout neuf, très léger, d’un volume de 1,800 mètres cubes et construit spécialement par M. Besançon.

Avec tous nos agrès, comprenant : nacelle, filet, ancre, soupape, guiderope, nos instruments scientifiques et nos vivres, nous comptions emporter six cent-cinquante kilos de lest. Malheureusement, le gaz fourni par l’usine du Landy, à Saint-Denis, n’était pas bon et au lieu de six cent-cinquante kilos nous n’en avons enlevé que quatre cent-soixante. Notre départ, effectué le 16 septembre, à 6 h 25 du soir, par temps à grains, avec vent du nord-ouest, a été chronométré officiellement par M. Emmanuel Aimé, secrétaire de l’Aéro-Club.

Le temps paraît s’éclairer. Plusieurs villes se dessinent nettement. Nous croyons reconnaître Melun, Corbeil et Fontainebleau

Nous avons appris à notre retour qu’à peine parti, une violente averse était tombée sur le nord-ouest de Paris. Si notre aérostat avait été mouillé avant de quitter terre, notre lest aurait été encore réduit d’au moins une cinquantaine de kilos.

À cause du vent, nous sommes forcés de nous élever assez rapidement. Nous atteignons 900 mètres. De gros nuages étranges nous entourent. Nous traversons centralement l’usine à gaz de la Villette, le cimetière du Père-Lachaise, puis nous quittons Paris qui disparaît vite dans les brumes inférieures de l’atmosphère, par la porte de Vincennes, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Des cris de : « Un ballon ! Un ballon ! », nous arrivent distinctement. Le bois de Vincennes file vite sous nos pieds.

6 h 47 — La Marne se dessine, reflétant les rayons lunaires. D’après notre estimation, nous devons marcher à 60 kilomètres à l’heure environ. Des brumes nous entourent. On ressent une impression de chaleur humide, impression qui ne dura pas longtemps par exemple.

7 heures — Une sonnerie de clairons :

Y a la goutte à boire là-haut…!

Monte distinctement à nous. Il était difficile de choisir une marche plus de circonstance.

Le temps paraît s’éclairer. La lune brille par intervalles. Plusieurs villes se dessinent nettement. Nous croyons reconnaître Melun, Corbeil et Fontainebleau.

La pluie paraît tomber derrière nous en nappes épaisses. Un arc-en-ciel lunaire, phénomène excessivement rare, vient nous prouver que nous ne nous trompons pas et que c’est bien de la pluie. Heureusement, elle ne doit pas nous atteindre.

7 h 40 — Le thermomètre baisse. Il n’y a plus que 7° centigrade, en même temps le ciel s’éclaircit. Les étoiles scintillent dans le ciel calme. Les nuages au-dessous de nous projettent des ombres fantastiques sur sol.

8 heures — Nous approchons d’une grande ville. Nous ne pouvons nous identifier. Nous jetons des feuilles questionnaires par centaines. Elles nous aideront à reconstituer notre route à notre retour.

Notre ballon ayant en ce moment l’air de se maintenir en équilibre, nous en profiterons pour filer notre guiderope et pour installer nos engins d’arrêt.

8 heures ¼ — Des cloches sonnent à toute volée et leur mélodie nous arrive adoucie par la distance.

Les nuages se forment de plus en plus, mais au-dessous de notre nacelle. Nous ne sommes pourtant qu’à douze cents mètres. L’humidité atteint 90 %. Les cordages se mouillent alourdissant notre aérostat et nous sommes forcés de perdre encore de notre précieux lest.

8 h 50 — Le crépuscule se dessine au-dessus d’une bande de nuages à l’ouest-nord-ouest. Sa lumière est si pure, si blanche, que la lune jaunit à côté. La nuit est à peine commencée, et cependant le calme le plus absolu nous entoure. C’est à peine si, de temps à autre, nous entendons le hurlement sinistre d’un chien qui aboie à la lune. Au travers des trouées nuageuses, nous entrevoyons un fleuve. La Seine probablement.

Tout à coup, notre satellite disparaît, nous nous trouvons plongés dans une masse laiteuse et si épaisse que nous ne voyons plus notre ballon. Il semble que notre nacelle se maintient dans l’air par quelque force mystérieuse.

La lune vient de passer le méridien. Les nuages prennent des apparences formidables ; on se croirait au-dessus de masses de neige

10 heures — Nous remontons à 1,900 mètres dans le ciel pur et quittons le pays des brumes que nous ne devons plus traverser qu’au matin. La mer de nuages se déploie dans toute sa splendeur. L’ombre de notre aérostat s’y dessine très nette. Une auréole blanche entoure notre nacelle. Le spectacle devient magique.

Il est minuit, la lune vient de passer le méridien. Les nuages prennent des apparences formidables ; on se croirait au-dessus de masses de neige ; plus loin, des glaciers aux crevasses insondables, puis, plus loin encore, tout près de l’horizon, des plaines unies paraissent s’élever doucement jusque vers les étoiles. Il commence à geler légèrement. L’humidité se condense en neige sur nos effets.

La nuit s’avance vite maintenant. L’astre des nuits se rapproche de l’horizon et l’obscurité augmente. Où devons nous être ? nous supposons notre direction constante, mais aucun fleuve ne se dessine plus à terre.

2 heures — Les nuages s’élèvent et cachent la lune. Brusquement, nous retombons dans leur masses sombres. On n’y voit rien ; on perd instantanément toute notion d’orientation. L’impression, assez rare en ballon, est que l’on se trouve au milieu d’une masse solide noire et l’on comprend avec peine que l’on puisse se déplacer.

Ces nuages se fondent, plutôt c’est nous qui nous élevons jusqu’à leur limite supérieure. Nous distinguons un point lumineux brillant à l’horizon. Immédiatement nous braquons nos jumelles sur cette lumière mystérieuse. Nous reconnaissons vite que c’est une étoile, Sirius, la plus brillante du ciel entier qui, par sa scintillation, peut être confondue avec un phare.

Parcours du ballon au travers de la vallée du Rhône
fig. 1 – Trajectoire de l’aérostat

Le froid est pénible. Le thermomètre fronde indique −3° centigrade. Une ville paraissant incendiée se dessine dans le sud. C’est le Creusot avec ses prodigieuses usines dont les foyers restent continuellement allumés.

La première teinte du jour vient nous surprendre agréablement à quatre heures vingt. Nous éteignons notre unique lumière, se composant d’une lampe électrique alimentée par des piles sèches provenant d’un tricycle à pétrole.

Les nuages deviennent d’une épaisseur formidable. Ils commencent à mille mètres et ne cessent qu’à quatre mille.

La terre paraît. Immédiatement une grande rivière se distingue, serpentant sur le sol. De nombreux étangs sont aussi visibles. C’est la Saône, peu avant sa jonction avec le Rhône. Nous sommes au-dessus du pays des Dombes dans l’Ain.

Notre direction change. Nous quittons le sud-est pour filer droit au sud.

L’on se sèche et, par suite, notre aérostat aussi. Nous atteignons successivement 2,000, 3,000, 4,000 mètres. Ce n’est qu’à cette altitude que nous dépassons les nuages. Le thermomètre tombe à −8° centigrade et une neige extrêmement fine crépite sur la nacelle et sur nos vêtements.

À l’est, les premières montagnes de la Suisse se dessinent. La gigantesque arête du Mont-Blanc domine de beaucoup toutes les autres. Nous prenons quelques photographies avec le Vérascope, le soleil éclairant la mer des nuages, le panier parasoleil suspendu à notre aérostat, etc.

Des giboulées tombent à terre laissant entrevoir le sol par moment. Nous reconnaissons le Rhône et Villefranche. Nous marchons à grande vitesse, au moins soixante-dix kilomètres à l’heure. L’image du Mistral, déboulant le long de la vallée du Rhône passe en une vision rapide devant nos yeux.

Nous passons au-dessus d’Orange. La grande mer bleue, la Méditerranée, scintille au sud.

Nous faisons quelques photographies de la vallée du Rhône, puis c’est le tour à Avignon de passer sous notre nacelle. Nous fixons cette ville sur la plaque sensible. Puis, un petit nuage éclipse l’ancienne ville des papes. Vite, nous braquons notre objectif. Notre vitesse croît toujours. Il nous restait assez de lest pour prolonger longtemps encore notre voyage, mais la mer est là sous nos yeux. Il faut descendre dis-je à Hermite.

Un coup de soupape, donné à 9 h 12 minutes, et nous voilà partis vers les basses régions.

Tarascon et Arles passent inaperçus.

M. Hermite est complètement à bout de forces. Il me crie : « Nous sommes fichus ! »

Le vent siffle dans les cordages, indiquant bien qu’il croit à mesure qu’on approche du sol. Je jette un dernier coup d’œil sur terre, je vois les arbres se torde sous l’influence du vent et la poussière se soulever en tourbillons.

Nous descendons vite. Deux cents mètres à la minute environ. Nous sommes assourdis par cette descente rapide.

Nous prenons nos dernières dispositions pour l’atterrissage. Hermite se charge de la corde de soupape et moi du clapet de déchirure et de l’ancre. Le guiderope traîne, je jette l’ancre. Avant même d’avoir eu le temps de tourner la tête, un choc formidable se produit. Je fais fonctionner le clapet de déchirure, le ballon se vide avec rapidité, mais la nacelle vole sur terre ; l’ancre ne réussit pas à mordre dans ce sol composé de galets.

Un arrêt, l’ancre s’accroche dans un arbre. Celui-ci ne résiste que pendant une fraction de seconde, il est déraciné et littéralement lancé dans les airs. Nous voilà repartis à toute vitesse, roulant, bondissant sur le sol. Deux autres arbres subissent le même sort que le premier. M. Hermite est complètement à bout de forces. Il me crie : « Nous sommes fichus ! »

Le fait est que les arbres deviennent de plus en plus rares dans cette triste plaine de la Crau, et plus loin, à quelques kilomètres, c’est la mer.

Deux arbres se dressent devant nous. Notre nacelle passe comme une bombe au milieu ; mais heureusement, le ballon s’accroche et s’ouvre en deux.

Un dernier saut. La nacelle tombe brutalement sur le sol, c’est fini. Un hasard providentiel nous a servi. Nous sommes à peu près intacts. Hermite seul, étourdi et embarrassé par ses vêtements, qui se prennent dans les cordages, reste quelques minutes étendu sans pouvoir se relever.

Des paysans accourent, nous sommes à Vergière, canton de Saint-Martin-de-Crau, golfe de Fos (Bouches-du-Rhône), à six cent vingt-six kilomètres de Paris à vol d’oiseau, battant de plus de deux cent-trente kilomètres le record précédent de M. de la Vaulx.

Carte de France et indications kilométriques
fig. 2 – Report des distances parcourues

Notre route

Partis de l’usine à gaz du Landy, par un vent nord-ouest assez bien établi, nous écornons juste Paris. Nous reconnaissons successivement la porte de Vincennes, le bois de Vincennes, la boucle de la Marne, puis à notre droite, la Seine avec plusieurs grandes villes que nous ne pouvons identifier.

À partir de ce moment, nous nous perdons, et ce n’est qu’au matin, à 5 heures 26, que nous reconnaissons le pays au moment où notre ballon se rapproche du sol, à 900 mètres.

Nous planons au-dessus du département de l’Ain, tout près de la Saône, au dessus du pays des Dombes.

Cette esquisse rapide, la seule que nous eussions eue sans nos feuilles questionnaires, aurait été bien incomplète

Nous remontons rapidement au-dessus des nuages et la terre disparaît à nos yeux.

Le ciel tendant à s’éclaircir, nous apercevons, vers 7 heures ½, un grand fleuve, le Rhône, bien évidemment.

Peu après, je reconnais Valence, puis Orange et Avignon que nous traversons centralement, et enfin, la plaine de la Crau que nous apercevons dans le sud.

Cette esquisse rapide, la seule que nous eussions eue sans nos feuilles questionnaires, aurait été bien incomplète.

Pour la première fois, nous avons mis en pratique dans ce voyage aérien, une modification que nous avions imaginé avec M. Besançon pour les feuilles de bord, dont nous avions dix mille exemplaires, et qui permet de déterminer en même temps que la route, la vitesse de l’aérostat sur les différents points de sa trajectoire.

Ce procédé consiste à diviser les feuilles de bord en paquets numérotés que l’on jette dans l’espace d’une heure. Chaque paquet est percé d’un trou qui est relevé sur un tableau spécial, de sorte que toutes les feuilles dans un paquet d’une heure sont marquées. On sait donc ainsi, lorsque l’on reçoit la feuille, à quelle heure exacte elle a été jetée et on peut ainsi en déduire la vitesse de l’aérostat. Pour éviter toute espèce de confusion, les paquets sont placés dans la nacelle par ordre de sorte que l’on n’a plus qu’à contrôler rapidement le chiffre des heures marquées sur chaque paquet avec un crayon bleu.

Pour déterminer la vitesse de l’aérostat par ce procédé, il faut tenir compte de ce que la feuille de bord tombera à terre en un point situé en avant, à cause de la durée de chute de la feuille, durée à déterminer (environ 1 mètre par seconde en moyenne).

Pour cela il faudra tenir compte : 1º de la hauteur de l’aérostat au-dessus du sol, en prenant bien note de ce que la vitesse de chute est proportionnelle à la densité de l’atmosphère ; 2º de la vitesse du vent (approchée).

Notre voyage nous a fourni un exemple très frappant dès l’avance des feuilles sur l’aérostat au-dessus de la vallée du Rhône.

Aucune des feuilles de la quatorzième heure n’est revenue ; elles sont toutes tombées en mer. La dernière retrouvée sur les plages du golfe de Fos, au Cavaou, a été jetée entre la treizième et la quatorzième heure.

Ainsi donc, on commettrait de graves erreurs en mesurant directement les points de chute sur la carte, il y a une correction arrière pour chaque période de chute et cette période pourra atteindre des valeurs énormes, comme dans notre voyage, à cause de notre grande altitude et de la vitesse du vent.

Une observation à noter, c’est qu’à partir d’Avignon, au point d’atterrissage, les feuilles-questionnaires sont tombées à gauche de la trajectoire de l’aérostat ; on pourrait en conclure que, dans les régions inférieures, nous nous serions dirigés légèrement vers l’est, du côté de Marseille : c’est d’ailleurs ce que nous constations des hauteurs où nous planions en observant au-dessous de nous les nuages inférieurs.

Nous avons reconstitué notre route sur une carte dont nous donnons ici la reproduction (fig. 1) en nous servant des 60 feuilles-questionnaires qui nous ont été renvoyées et nous en avons composé un tableau résumé publié dans cet article. Nous ne donnons dans ce tableau que quelques feuilles seulement pour éviter une complication inutile. D’ailleurs, nous avons tenu à écarter de cette liste les feuilles qui n’ont pas été renvoyées immédiatement, celles-ci pouvant avoir été entraînées par le vent loin de leur point d’atterrissage. Ce travail nous donne la confirmation des observations que nous avions faites à bord de notre nacelle.

Tableau résumé des feuilles-questionnaires
fig. 3 – Tableau résumé des observations recueillies à l’aide des feuilles-questionnaires

Ascension du 16-17 septembre 1899 – Durée : 15 h 8′
Parcours total : 655 km ; vitesse moyenne : 43 km/h
Distance à vol d’oiseau : 626 km ; vitesse moyenne : 40 km/h

Nous avons passé successivement au-dessus de Paris-Est, Melun, Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, Avallon, Saulieu, Chalon-sur-Saône (changement de direction, nous suivons la vallée de la Saône), Cluny, Mâcon, Villefranche, Lyon (que nous n’avons pas vu, étant au-dessus de la mer des nuages), Vienne, Tournon, Valence, Montélimar, Orange, Tarascon et Vergières où nous avons atterri.

Une particularité curieuse que l’on remarquera dans ce tableau, sur les feuilles trouvées à Grièges, à Fay et à Sauzet, c’est que l’on a vu le ballon passer sur ces localités avec direction vers l’est ou le S.-S.-Est. Ces crochets, peu importants d’ailleurs, semblent démontrer que le mistral avait une tendance à se ramifier sous l’influence des grandes vallées latérales. Pour Grièges, influence de la vallée du Rhône, vers Genève. Pour Fay, influence de la vallée de l’Isère ; et enfin pour Sauzet, influence (faible) de la vallée de la Drôme, où le mistral soufflait déjà en tempête. Notre dernier contrôle nous est fourni par la descente commencée à 4,700 mètres en-dessus d’Avignon et terminée dans la Crau, à 45 kilomètres de là.

Ces 45 kilomètres ont été effectués en 21 minutes, soit du cent-trente à l’heure.

Il est regrettable que nous n’ayons pu déterminer la vitesse du vent au sol qui devait certes approcher de deux-cents à l’heure.

La vitesse du vent suit une courbe bien nette, croissante au départ, décroissante dans la nuit et croissante au matin, très rapidement, phénomène qui se produit fréquemment. Comme autre particularité relative aux courants aériens nous notons que toujours les nuages se sont déplacés plus vite que nous, on avait l’illusion que l’aérostat offrait une résistance au vent ?!

Le vent relatif s’est fait sentir vivement plusieurs fois. L’appareil, construit par M. Hermite, et qu’il appelle Indicateur de route, a permis de constater et d’observer le vent relatif pendant toute la durée du voyage. La description de cet appareil et les résultats qui ont été obtenus dans cette expédition feront l’objet d’un prochain article de M. Hermite dans l’Aérophile. Je dirai seulement que nous avons pu avec cet instrument apprécier notre direction au-dessus de la mer des nuages, dans la matinée.

Les enregistreurs

Le triple enregistreur de M. Richard, comprenant le thermomètre, le baromètre et l’hygromètre a parfaitement fonctionné. Il a été réglé et contrôlé pour notre ascension, avant et après notre voyage, par les soins de M. Joseph Jaubert, chef du service météorologique de la ville de Paris.

Données graphiques des enregistreurs
fig. 4 – Relevés météorologiques

Les trois courbes sont nettes et sans interruption. De leur étude nous pouvons tirer quelques observations intéressantes.

D’abord, si nous considérons l’humidité, nous voyons qu’elle croit rapidement dès le départ, passant de 68 à 90 %, en même temps que la température tombe de +13° centigrade à +2°, à 9 h ½, soit trois heures après notre départ. C’est également pendant cette première partie de notre voyage que nous usons le plus de lest.

Notre altitude était alors de 1,800 mètres. De 9 h ½ jusqu’au matin 5 h ½ nous nous élevons par petit sauts jusqu’à 2,800 mètres, soit une moyenne de trois millimètres et demi par seconde, sans jamais descendre au-dessous de 1,500 mètres grâce à un jeu de lest habile de M. Hermite.

À ce moment, une condensation dont nous ne trouvons pas l’explication – la température et l’humidité n’ayant pas varié sensiblement – nous amène à 900 mètres ou nous notons +5° soit pour 1,900 mètres une différence de 10° centigrades ou 1° par 190 mètres, ce qui approche de la valeur normale qui est de 160 mètres par degré centigrade, si je ne me trompe.

Quelques gouttes de pluie tombent en même temps que notre aérostat cesse de descendre et recommence même à s’élever !

Les nuages se sont formés très rapidement, nous n’en sortons qu’à 4,000 mètres.

Nous nous équilibrons par quelques poignées de feuilles questionnaires et nous atteignons 4,700 mètres, à 9 h 12 minutes, au-dessus d’Avignon.

Le thermomètre est à −10° centigrades et l’hygromètre tombe à 26 %.

À ce moment la température au sol était de +15°, soit une différence de 25° pour 4,700 mètres ou 192 mètres par degré centigrade, chiffre presque identique à celui trouvé au matin.

Observations météorologiques

Nous notons ci-dessous les différents phénomènes qui se sont produits dans l’ordre des heures de notre voyage.

Arc-en-ciel lunaire — À 8 h ½, nous notons à l’ouest un arc-en-ciel pâle, blanchâtre, incolore, dessiné par les rayons lunaires dans une nappe de pluie. L’arc était bien dessiné sur au moins 150°.

C’est donc, en somme, au milieu d’un _maelström aérien_ que nous nous sommes trouvé plongés

Ce phénomène est assez rare et mérite une mention toute spéciale.

Nuages en forme de trombe — Ce phénomène nous est apparu au matin, au petit jour. C’est juste avant notre descente, au-dessus du pays des Dombes, dans l’Ain. Nous nous trouvions donc à ce moment au point de croisement des deux courants aériens que nous avons suivi, l’un venant du nord-ouest, qui nous a entraîné jusqu’au sud de Chalon-sur-Saône et l’autre venant du N.-N.-E. qui s’est changé en mistral très violent à mesure que l’on approchait de la Méditerranée.

Il s’est donc produit dans l’atmosphère un remous, une sorte de trombe, analogue aux tourbillons que l’on voit à la surface des eaux courantes. C’est donc, en somme, au milieu d’un maelström aérien que nous nous sommes trouvé plongés.

Un nuage surtout était particulièrement saisissant. On aurait dit une trombe qui s’est mise à tourner autour de notre nacelle. Fort heureusement qu’à ce moment ce monstre aérien disparût vite sans nous prendre dans son tourbillon.

Une autre observation qui semble confirmer la réalité de notre observation, c’est l’équilibre anormal du ballon. Ainsi le baromètre indiquait que nous étions immobiles tandis que les ascensionnels montaient et descendaient à tour de rôle comme aspirés ou refoulés.

Arc-en-ciel — Au jour, nous avons noté de très nombreux arcs-en-ciel au-dessous de nous dans les averses qui tombaient au sol.

Ombre du ballon — Pendant la nuit, nous notons l’ombre du ballon sur les nuages, à plusieurs reprises, avec simple auréole autour de la nacelle.

Au matin, le soleil produisit le même phénomène mais avec triple auréole, une autour de la nacelle, une à mi-hauteur du ballon et une entourant tout le ballon et la nacelle.

Image du soleil — Ce phénomène consiste en la réflexion du soleil par les nuages, ceux-ci jouant le rôle de miroirs. Nous supposons que cette réflexion a été facilitée par la prodigieuse épaisseur des nuages au matin.

Formation de la neige — Nous remarquons en traversant la dernière couche de nuages, à 4,000 mètres environ, que nous nous trouvons plongés au milieu d’un nuage composé de paillettes de glace extrêmement fines qui crépitent en tombant sur nos vêtements ou sur nos agrès. La température était alors de −7° centigrades. Au-dessous, à 1,500 mètres, la pluie tombait très légèrement. Tel est, en somme, le résumé des observations que nous avons faites au cours de ce voyage.

J’ajouterai, pour terminer, quelques mesures qui nous ont été communiquées sur les vitesses et les directions des différents nuages étudiés à l’observatoire de Montsouris, le 16 et le 17 septembre. Le 16, à 10 heures du matin, les cirrus (à 7 ou 8,000 m.), marchent à ouest 35° nord, avec une vitesse de 30 à 40 mètres par seconde. Les alto-cumulus ont une vitesse presque égale par ouest 10° nord, et les nuages les plus bas ont la même direction avec une vitesse de 26 mètres par seconde.

À 11 heures, les cirrus sont à ouest 5° nord et n’ont pas diminué de vitesse. À midi 15, les fracto-nimbus se dirigent par ouest 30° nord (hv=130). À 3 h 15, les alto-cumulus sont ouest 10° nord (hv=245). À 4 heures, les cirrus sont orientés par ouest 10° nord, avec 18 mètres par seconde, et les fracto-cumulus, à 1,500 m., oscillent entre ouest 20° à 35° nord et varient entre 9 et 17 mètres par seconde. Le 17 septembre, à 10 h 30 du matin, les nuages les plus bas, à 1,000 mètres, ont comme direction ouest 34° nord et font 12 mètres par seconde.

On voit que tout en cherchant à conquérir la « Coupe » nous n’avons pas oublier les nombreux enseignements que l’on peut et doit tirer de tout voyage aérien.

Depuis, M. le comte de Castillon de Saint-Victor nous a repris notre record, descendant en Suède, à 1,330 kilomètres de Paris.

Est-il besoin de dire que nous préparons une nouvelle ascension pour tenter à nouveau de nous approprier la « Coupe » ?

Maurice Farman

Bibliographie :

  • Maurice Farman, « De Paris au golfe de Fos en ballon », L’Aérophile, n° 10, 7e année, octobre 1899, pp. 111-120 (lire en ligne)